De compagnon de route à conseiller du patronat...

Publié le par asso IRAA



Par Laurent Bonelli et Hervé Fayat
Chercheur en science politique à l’université Paris-X (Nanterre) et membre de l’équipe française du programme de la Commission européenne « The Changing Landscape of European Liberty and Security ». Codirecteur de l’ouvrage La Machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires, L’Esprit frappeur, Paris, 2001.

Membre du Groupe d’analyse politique (GAP), université Paris-X (Nanterre).

Qui sont les intellectuels français ? Une figure rare et démographiquement menacée si l’on en croit l’édition 2002 du Dictionnaire des intellectuels français, de Jacques Julliard et Michel Winock (Seuil), qui n’en dénombrait que 140 encore en vie, avec une moyenne d’âge de 74 ans... Bien peu au regard des cohortes de « travailleurs de l’esprit » réunissant 12 000 chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), 50 000 enseignants-chercheurs des universités, des milliers d’artistes, d’écrivains, de journalistes, etc.

Ces différences de dénombrement s’expliquent par le fait que les « intellectuels », contrairement aux avocats ou aux médecins, délimités par des frontières légales ou professionnelles, sont une catégorie floue dont la définition relève à la fois du tour de force et du coup de force. Du tour de force car, sauf à admettre que le fait de travailler plutôt avec son esprit et d’apparaître sous cette qualité dans le débat public puisse être un dénominateur suffisant, on voit mal quel principe de classement permettrait de réunir un essayiste pour médias, un Prix Nobel de physique, un metteur en scène, un conseiller du gouvernement, un généticien, un anthropologue ou un poète. Du coup de force ensuite puisque, de l’affaire Dreyfus aux grèves de novembre-décembre 1995, en passant par la guerre d’Algérie, ce groupe doit son existence publique aux mobilisations successives qui en ont dessiné les modalités et les lignes de partage. Ce qui revient à dire que sa définition dépend directement du travail de ceux qui ont un intérêt pratique à le faire exister, et dont le dictionnaire évoqué plus haut constitue un exemple particulièrement emblématique.

Certains intellectuels voudraient imposer l’usage de la raison en politique contre l’usage politique de la raison, et échapper aux dispositifs de consécration médiatique. Afin de défendre les valeurs de désintéressement et d’universalité.

Acte inaugural sans cesse invoqué, l’affaire Dreyfus intronisa le terme et établit les conditions d’intervention des « intellectuels » dans les affaires de la cité autour des valeurs qui permirent la révision du procès : l’universalité, le désintéressement, la raison... Saluée par Clemenceau et raillée par les antidreyfusards qu’indigna cette génération spontanée de « surhommes », la « naissance des intellectuels » ne fut ni unanime ni fortuite (1). Facilité par un siècle scientiste qui renforça son argumentaire, préparé par la jeune indépendance des penseurs et créateurs, l’appel de Zola rencontra une configuration politique favorable : une presse foisonnante et quelques hommes politiques disposés à collaborer avec ces auxiliaires d’un genre nouveau. Autour de l’Affaire, tous ces hommes fabriquèrent, collectivement et sans préméditation, une nouvelle position dans l’espace public : l’intellectuel, de gauche par pléonasme.

Par la suite, l’autorité attachée à ce rôle inédit généra des figures concurrentes de l’intellectuel, avec notamment les « intellectuels révolutionnaires », les « intellectuels spécifiques » et les « intellectuels de gouvernement » (2). Bien que ces catégories ne soient pas étanches, elles signalent que, si la légitimité de la position d’« intellectuel » provient toujours de l’univers savant, son sens, au contraire, vient très tôt de l’extérieur : du Parti, de l’Etat, du public... D’où la tension récurrente entre le savant et le politique qui marque cette activité.

La figure du « compagnon de route » popularisée par Sartre, celle de l’« intellectuel spécifique » défendue par Foucault ou celle de l’« intellectuel collectif » élaborée par Bourdieu sont des moyens pour résoudre ces tensions, pour imposer l’usage de la raison en politique contre l’usage politique de la raison (lire « Le rôle de l’intellectuel : extraits »). Mais il faut exercer un énorme contrepoids scientifique pour échapper aux dispositifs de consécration (éditoriaux, médiatiques ou politiques) installés sur les marges du champ intellectuel. La fortune de la catégorie « intellectuels » fut justement bénéfique à ceux qui contrôlent les instances de reproduction, de diffusion et de vulgarisation du monde intellectuel plutôt qu’à ceux dont la valeur dépend de l’œuvre et de la reconnaissance par les pairs.

Les premiers, véritables entrepreneurs intellectuels, jouent un rôle de passeurs entre différents univers sociaux. En politique, d’abord : on serait bien en peine de citer une organisation politique ou syndicale ne disposant pas aujourd’hui de ses propres figures intellectuelles. Succédant au Parti communiste français (PCF), la confédération française démocratique du travail (CFDT) peut de la sorte compter sur le soutien de nombre d’économistes, de sociologues ou d’historiens. Très représentés autour des revues Esprit et Le débat, ils ont d’ailleurs eu l’occasion de démontrer cette affiliation à maintes reprises, comme lors du soutien au plan Juppé en 1995 (3). Ceci vaut également pour l’édition (lire « Le règne des livres sans qualités »). Le contrôle des collections et des revues de sciences humaines en direction du public confère une position-clé à ceux qui – en raison de leurs caractéristiques mondaines et politiques – peuvent l’exercer. Quant aux rapports avec les médias, s’ils furent décisifs dès l’affaire Dreyfus, ils se sont considérablement renforcés. Le développement de médias de masse, comme la télévision, offre une notoriété publique, un lectorat, une influence politique sans commune mesure avec le passé.

Les deux principaux protagonistes du Dictionnaire des intellectuels français cumulent, précisément, des positions élevées dans tous ces univers. Jacques Julliard se situe ainsi au carrefour du champ universitaire (il est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales [EHESS]) et du champ syndical (il fut membre du bureau national du Syndicat général de l’éducation nationale [SGEN] affilié à la CFDT). Il est tout aussi présent dans la presse « culturelle » (il est directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur) et dans l’édition, puisqu’il fut conseiller littéraire du Seuil et en dirige la collection de poche « Points Politique ». Il a longtemps appartenu au comité de rédaction de la revue Esprit.

Quant à Michel Winock, professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Paris, il est aussi lié au monde de l’édition et de la presse. Directeur des collections « L’univers historique » (avec Jacques Julliard) et « Points histoire » au Seuil, il fut longtemps proche du Nouvel Observateur avant de collaborer à L’Evénement du jeudi et de devenir récemment responsable de la rubrique « Passage en revues » du Figaro littéraire. Il est également membre du comité de rédaction du magazine L’Histoire. Leur position de pouvoir dans tous ces espaces les prédisposait très largement à tenter de désigner les intellectuels qui « comptent » et d’imposer leur définition du groupe (lire « Connivences de comédie »). Après tout, l’histoire des intellectuels n’est-elle pas celle de ces coups de force ?

Pour autant, on ne peut pas circonscrire ce dictionnaire au carnet d’adresses de ses directeurs. Tout comme l’eucharistie réclame le prêtre, cet acte de nomination requiert la présence de quelques clercs ayant un « intérêt désintéressé » pour le sujet traité. La collaboration de ces spécialistes est précieuse : elle permet d’impliquer tout le passé du groupe, depuis l’affaire Dreyfus, dans la promotion d’une nouvelle figure de l’intellectuel.

Il y a plusieurs sortes d’intellectuels « partisans »... On en trouve aussi, de plus en plus, qui engagent leur savoir et leur notoriété dans les débats du Medef, les commissions gouvernementales, les think tanks néolibéraux.

En effet, lorsque Jacques Julliard et Michel Winock écrivent : « La traversée du triste XXe siècle, coextensive à la double aventure fasciste et surtout communiste, constitue donc une longue parenthèse à l’intérieur d’une tradition historique, dont Sartre ne serait pas le dernier des Mohicans, mais le fils indigne », ils ne nient pas seulement la légitimité de nombreux auteurs pourtant présents dans le dictionnaire, ils prescrivent ce que doit être un intellectuel.

Célébrant la mort des clercs livrés aux passions particulières et rendant les chercheurs à leur laboratoire, ils saluent en revanche la réflexion dans les « clubs de pensée » et l’implication dans les causes humanitaires qui signeraient le retour des intellectuels à l’universalisme. Au point même de déceler une nouvelle orientation de la pensée française dans les campagnes de Bernard Kouchner sur le « droit d’ingérence » ou dans l’institution médiatique de la « cause bosniaque » par Bernard-Henri Lévy...

La critique de ce qu’ils désignent comme un militantisme partisan ne manque pourtant pas de surprendre lorsque l’on fait le compte des engagements de ces intellectuels « libres » dans les débats du Mouvement des entreprises de France (Medef), dans les commissions gouvernementales de réforme de l’Etat, ou dans des think tanks libéraux comme la fondation Saint-Simon. En effet, si le dictionnaire intègre des intellectuels que leur œuvre et leur engagement interdisaient de ne pas citer, il consacre surtout les « intellectuels de gouvernement » (comme Jacques Attali, Alain Minc, Luc Ferry, Jean-Noël Jeanneney, et bien d’autres) et les « intellectuels de médias (4) » (comme Alain Finkielkraut, André Gluksmann et autres promoteurs plus ou moins télégéniques de toutes sortes de causes).

Dépendant les uns et les autres de la reconnaissance des médias, des chefs d’entreprise, des hauts fonctionnaires ou des responsables politiques, ces intellectuels sont structurellement conduits à limiter leur rôle à la mise en forme des idées dominantes et de leurs déclinaisons. De l’« ethnicisation de la question sociale » au « populisme », de l’« antiaméricanisme » au « blocage du marché de l’emploi », ils deviennent les répétiteurs savants de thématiques construites dans et pour les médias, qu’ils présentent comme autant de nouveaux défis sociétaux. On mesure tout ce qui sépare ces postures de l’autonomie des dreyfusards vis-à-vis des pouvoirs constitués.

La conjonction de la trajectoire personnelle de nombre d’entre eux (du « gauchisme » ou du « progressisme » vers le « réalisme économique ») (5) avec la mobilisation partisane du passé du groupe (qui leur permet de parler au nom de la « raison désintéressée ») autorise un renversement conservateur inédit. En effet, elle leur confère une solide légitimité pour faire passer la « réforme » pour le mouvement, et la défense des droits sociaux pour de l’immobilisme. C’est-à-dire, pour mettre la régression sociale du côté du progrès et la sauvegarde des acquis démocratiques en matière de législation du travail, de la santé, de la protection sociale, etc., du côté du conservatisme (lire « Quand Pierre Rosanvallon fustige un « déficit de compréhension » »).

Fustigeant les « compagnons de route » du PCF des années 1950-1960, ils pourraient bien être devenus sans le dire ceux des élites libérales, qui les rétribuent à la hauteur de leur mérite, en leur concédant des strapontins dans les commissions gouvernementales, des émissions sur les radios publiques, des tribunes ou des chroniques dans la presse, voire, de temps en temps, un poste de ministre de l’éducation nationale...

Cependant, le soutien aux grévistes en 1995, la contestation par certains économistes du traité constitutionnel européen, l’engagement concret de sociologues, de juristes aux côtés des sans-papiers, les enquêtes collectives sur les effets négatifs des politiques de marché ou de sécurité, sur les ravages de la concentration des médias, etc., montrent que nombre d’intellectuels continuent de ne pas accepter le monde tel qu’il est. Utilisant les armes du savoir pour appuyer les résistances et participer à l’invention d’alternatives politiques, ils montrent que, par-delà les célébrations intéressées du groupe, une autre histoire des intellectuels est possible. Et qu’elle peut être écrite.

Publié dans infosalternatives

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